Exit « l’intérêt général » ! En Macronie, il faut désormais parler de « French impact ». Il ne s’agit pas d’un sketch singeant l’esprit start-up, mais du très sérieux haut commissaire à l’Économie sociale et solidaire, Christophe Itier, et son lui aussi très sérieux plan pour la promotion de « l’innovation sociale », censé servir de colonne vertébrale au « changement d’échelle » du monde associatif et de l’économie sociale et solidaire (ESS).

En guise d’introduction, plusieurs « serial entrepreneurs » viennent « pitcher » leurs belles réussites, debout devant un alignement de plantes vertes. Un joyeux concours d’anglicismes où l’on parle « soft skills » (compétence) et « gamification » (apprentissage ludique). Où est louée la « folie » entrepreneuriale et le « rationnel économique (…) des start-up ». Où l'on estime l’innovation à la taille des économies budgétaires permise aux collectivités.

Pas un mot d’analyse sur la crise sociale et la difficulté des acteurs de terrain. Ni un regard sur le peloton de journalistes qui déserte l’entre-soi comme un seul homme, lorsque Nicolas Hulot, pas avare d’allusions au dossier Notre-Dame-des-Landes, tourne les talons quelques minutes après la fin de son intervention introductive .

« Ceux qui innovent, peu importe leur statut »

Avec leur novlangue, Christophe Itier et ses invités portent une vision très libérale du monde associatif et de l’économie sociale et solidaire en général. Leur credo : abattre la frontière entre les entreprises à but lucratif et les associations tendues vers l’intérêt général, pour que les forces s’additionnent. Une seule chose compte : « l’innovation sociale ». Celle qui permet d’atteindre des objectifs sociaux quantifiables à moindres frais pour les dépenses publiques.

Pour ce faire, Emmanuel Macron avait promis l’installation d’un « accélérateur national d’innovation sociale », sorte d’incubateur à la sauce sociale et solidaire. Dans le détail, cela prendra la forme d’un site internet destiné à faire le « sourcing » (identification) de la communauté et promouvoir « ceux qui innovent, peu importe leur statut : coopératives, entreprises, fonds d’investissement, associations […], start-up… », détaille le haut commissaire à l’ESS, ancien consultant de chez Deloitte et dirigeant d’une grosse structure associative de protection de l’enfance.

Toutes ces belles intentions sont résumées dans une « base line » (slogan) : « #FrenchImpact », avec le hashtag, pour faire jeune. Une référence assumée à la « French Tech », le gimmick que se sont donné les entrepreneurs du numérique. Et tout est à l’avenant. On apprend ainsi qu’une équipe de « hacker du french impact » sera chargée de « créer un cordon sanitaire pour que ceux qui innovent ne soient pas confrontés […] à la complexité administrative et aux freins réglementaires ». Il devront notamment « flexibiliser le cadre réglementaire ».

Mélange des fonds publics et privés

Question moyens, le futur accélérateur revendique « un objectif » de 1 milliard d’euros. Ca claque ! Mais le chiffre est atteint sur cinq ans, en mêlant des fonds publics et privés (comme ceux de la banque BNP Paribas, selon le dossier de presse) et une « agrégation de fonds qui existent déjà », selon les mots du haut commissaire.

Cet argent servira notamment à sélectionner, sur appel à projet, « dix ou quinze entreprises qui ont prouvé l’efficacité de leur modèle, pour les porter à l’échelle fois 10 ou fois 100 sur les dix prochaines années », détaille Christophe Itier. Pour les petites associations « qui sont en difficulté », un fonds d’amorçage est prévu pour les aider à se développer, toujours en compilant des fonds privés et publics.

« C’est la première fois que l’État s’engage à ce point dans un changement d’approche », se félicite Julien Denormandie, secrétaire d’État en charge du logement (secteur qui doit faire l’objet d’un vaste plan de dérégulation). C’est précisément ce qui inquiète tout le pan « non lucratif » de l’ESS. Les petites associations de quartiers. Celles qui assument une délégation de service public dans les secteurs les plus durs, nécessairement non lucratif.

« PPP du social »

Les inquiétudes sont notamment importantes face à l’apparition d’un nouveau montage financier, déjà surnommé « PPP du social » en référence au fiasco de certains partenariats public-privé : le « contrat à impact social ». Il permet à une banque, par exemple, de financer une action sociale et de se faire rembourser avec intérêt par l’État ou une collectivité. Moyennant la promesse que le financeur du projet gagnera en « innovation sociale » ou dégagera des économies budgétaires.

Le Haut Conseil à la vie associative et l’OCDE ont rendu des rapports très critiques sur cette nouvelle forme de spéculation sur l’action sociale. Ce montage financier inventé en Angleterre est néanmoins expérimenté par cinq associations françaises depuis novembre 2016.

L’unique exemple abouti de ce type d’expérience en France est à chercher dans l’ancienne association de Christophe Itier, la Sauvegarde du Nord. Pour un programme « innovant » d’aide aux enfants en danger, l’association a obtenu une avance de la BNP. L’innovation, en l’occurrence, était d’accompagner une baisse de 5 % des subventions en embauchant 10 travailleurs sociaux pour agir dans les familles et, in fine, limiter le nombre de placements en familles d’accueil. Rien de neuf donc sur le fond, si ce n’est le mode de financement. « L’innovation consiste à ouvrir de nouvelles sphères pour l’extension du marché, notamment dans un secteur qui en était jusque-là volontairement préservé », pointe une étude très sévère de quatre chercheurs parue mardi à La Vie des idées :

L’analyse du contrat à impact social de la Sauvegarde du Nord […] met en évidence l’urgence et le danger qui pèsent sur les bénéficiaires, le manque d’autonomie des professionnels, continuellement contraints de faire la preuve de leur efficacité, les risques de violation du secret ou de la discrétion professionnelle au sein de dispositifs dont les acteurs ne devraient pas, normalement, avoir connaissance des situations vécues par les bénéficiaires.

Ces nouveaux montages financiers, cette novlangue et cette culture managériale qui transpire des plans gouvernementaux valent des sueurs froides aux acteurs associatifs. Comment quantifier l’impact social d’un projet lorsqu’on parle de profonde exclusion ? Que deviendront les missions nécessairement non lucratives si ce modèle de financement, à intérêt privé, venait à se généraliser ? La culture managériale qui pénètre le milieu associatif par l’intermédiaire de ces montages risque-t-elle de dévitaliser l’économie sociale et solidaire ?

Inquiétude accentuée par un constat inquiétant, sur la survie devenue particulièrement difficile dans de nombreuses associations, avec la forte baisse des contrats aidés entérinée par le gouvernement pour 2018 (– 56 % en deux ans).