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Véyatif

Véyatif

Fédération Santé et Action Sociale (FSAS-CGTG). " Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ". Bertolt BRECHT


Dépister et fabriquer des masques, sinon le confinement n’aura servi à rien

Publié par FSAS-CGTG sur 24 Mars 2020, 10:24am

Pour sortir efficacement de la pandémie du Covid-19, le confinement seul ne suffira pas, explique l’auteur de cette tribune. Qui rappelle la priorité dans un contexte d’hôpital public martyrisé par des décennies de politiques néolibérales : permettre le dépistage et distribuer des masques de protection.

Ce dont nous sommes en train de faire l’expérience, au prix d’une souffrance inouïe pour des pans significatifs de la population, c’est que l’Occident vit au Moyen Âge, et pas seulement sanitaire. Comment sortir du Moyen Âge sanitaire très vite et entrer au XXIe siècle ? C’est cet apprentissage que les Occidentaux doivent faire, en quelques semaines. Voyons pourquoi et comment.

Il faut commencer par le redire, au risque de choquer aujourd’hui, la pandémie du Covid-19 aurait dû rester ce qu’elle est : une pandémie un peu plus virale et létale que la grippe saisonnière, dont les effets sont bénins sur une vaste majorité de la population mais très graves sur une petite fraction. Au lieu de cela, le démantèlement du système de santé européen et nord-américain commencé depuis plus de dix ans a transformé ce virus en catastrophe inédite de l’histoire de l’humanité qui menace l’entièreté de nos systèmes économiques.

Je ne suis pas épidémiologiste mais les communications des spécialistes du domaine [ici et .]], aujourd’hui, sont concordantes : il eût été relativement facile de juguler la pandémie en pratiquant un dépistage systématique des personnes infectées dès l’apparition des premiers cas, en traçant leurs déplacements et en plaçant en quarantaine ciblée le (tout petit) nombre de personnes concernées. Tout en distribuant massivement des masques à toute la population susceptible d’être contaminée afin de ralentir encore davantage les risques de dissémination. C’est ce qu’ont fait notamment la Corée du Sud et Taïwan avec succès, puisqu’elles ont enrayé le mal sans aucun confinement collectif. Pourquoi ne l’avons-nous pas fait ? Tout simplement parce que nous n’avons plus de système de santé publique digne de ce nom mais une industrie médicale en voie de privatisation. Ce qui n’empêche que des héros et des saints aient continué, et continuent, de travailler dans les services sanitaires publics : nous en avons l’illustration éclatante en ce moment même. La privatisation de la santé a conduit nos autorités à négliger les avertissements qui avaient été lancés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) au sujet des marchés d’animaux sauvages à Wuhan. Il ne s’agit pas de donner des leçons ex post à qui que ce soit mais de comprendre notre erreur pour agir le plus intelligemment possible dans les jours qui viennent. Prévenir des événements comme une pandémie n’est pas rentable à court terme. Nous ne nous sommes donc prémunis ni en masques ni en capacité de procéder à des tests massifs, là où Séoul et Taïpei l’on fait. Et nous avons réduit à l’étiage nos capacités hospitalières au nom d’une idéologie de destruction du service public qui montre, à présent, ce qu’elle est : une idéologie qui tue. Parce qu’ils n’ont jamais adhéré à cette idéologie, et parce qu’ils ont su tirer les leçons de l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (severe acute respiratory syndrome, Sars) de 2002, la Corée du Sud et Taïwan disposaient d’un système de prévention extrêmement efficace : dépistage systématique, traçage et mise en quarantaine ciblée et population éduquée au port du masque. Aucun confinement. Les dommages sur leurs économies sont négligeables.

Impossible d’entretenir la fiction anthropologique de l’individualisme véhiculée par l’économie néolibérale 

Au lieu d’un dépistage systématique, nous, Occidentaux, avons donc adopté une stratégie moyenâgeuse, celle du confinement. (Déjà en 1347, le médecin champenois Pierre de Damouzy recommandait le confinement aux habitants de Reims pour échapper à la peste noire [1].) Là où la Corée du Sud et Taïwan ont agi rationnellement et de manière organisée (la technique des tests de dépistage n’est nullement compliquée, elle requiert seulement de l’organisation et du matériel que nous savons produire), nous mettons à présent en danger notre économie et la santé physique et mentale de la plupart d’entre nous alors qu’une toute petite fraction d’entre nous est infectée et une fraction encore plus faible est susceptible d’avoir des complications sérieuses. Mais, si faible soit-elle, cette dernière fraction est encore supérieure à la capacité de charge ridicule de nos hôpitaux. La stratégie est-asiatique étant ignorée, ne rien faire revenait à condamner à mort des centaines de milliers de citoyens selon les projections qui circulent au sein de la communauté des épidémiologistes, notamment celles de l’Imperial College londonien. Même si certains aspects de ce papier sont discutables, il a le mérite de mettre les choses au point : l’inaction est tout simplement criminelle. C’est cette perspective qui a fait renoncer Emmanuel Macron et Boris Johnson à leur stratégie initiale d’immunisation collective et qui a « réveillé » l’administration Trump. Trop tard, malheureusement : ces pays risquent de payer le prix fort en vies humaines de leur retard à prendre la mesure de la gravité de n’avoir pas dépisté.

Le confinement partiel de l’Europe a ressuscité l’idée que le capitalisme est décidément un système bien fragile et que l’État-providence est de retour.

De fait, la faille de notre système économique que révèle la pandémie est malheureusement simple : si une personne infectée est capable d’en contaminer plusieurs autres en quelques jours et si le mal possède une létalité significative, comme c’est le cas du Covid-19, aucun système de production économique ne peut survivre sans un puissant service public. En effet, les salariés au bas de l’échelle sociale contamineront tôt ou tard leurs voisins et le patron ou le ministre lui-même finira par contracter le virus. Impossible d’entretenir la fiction anthropologique de l’individualisme véhiculée par l’économie néolibérale et les politiques de démantèlement du service public qui l’ont accompagnée depuis quarante ans : l’externalité négative induite par le virus défie radicalement l’imaginaire de la start-up nation façonnée par le volontarisme d’autoentrepreneurs atomisés. La santé de chacun dépend de la santé de tous. Nous sommes tous des êtres de relations interdépendants. Bien sûr, certains peuvent espérer que leurs privilèges leur faciliteront l’accès à des services hospitaliers privés si le pire devait leur arriver. Mais ceux-ci ont été réquisitionnés en Espagne et devraient l’être partout ailleurs. Ce serait en tout cas un pari personnel bien risqué de la part des « premiers de cordée » que de construire un système économique sur un tel risque. Car cette pandémie n’est nullement la dernière, le Big One qui ne reviendra plus avant un siècle, au contraire : le réchauffement climatique promet la multiplication des pandémies tropicales, comme le rappellent depuis des années la Banque mondiale et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Et il y aura d’autres coronavirus.

La Corée du Sud a multiplié les lieux de dépistage du Covid-19, notamment à destination des automobilistes.

Sans un service de santé public efficace qui permette de dépister et soigner tout le monde, il n’y a donc plus de système productif viable en période de coronavirus. Et donc pas davantage dans les décennies qui viennent. L’appel lancé par le Medef (Mouvement des entreprises de France) le 12 mars dernier à « rendre l’outil productif plus compétitif » trahit une profonde incompréhension de la pandémie.

Qu’en est-il du « retour de l’État-providence » ? Son fantôme avait reparu en 2008. L’expérience a montré que la manne monétaire des Banques centrales réservée aux banques privées n’a pas profité à l’économie réelle. Aujourd’hui encore, à Dublin (Irlande), des jeunes insolvables survivent dans la rue après avoir été expropriés de leur appartement en 2010 par un système bancaire dont les dettes ont été entièrement reprises à son compte par l’État — c’est-à-dire par les contribuables irlandais eux-mêmes. En 2020, c’est l’appareil productif qui est mis en partie à l’arrêt dans la plupart des grandes nations industrielles. Cela va entraîner diverses crises de solvabilité et, éventuellement, un nouveau krach financier. Or, la manne monétaire des Banques centrales peut maintenir artificiellement à flot un certain nombre de banques mais elle ne peut pas immuniser des humains. Les bourses sont en train de le comprendre : le problème venant de l’économie réelle, il ne peut être résolu par la seule politique monétaire. C’est ici que l’État doit entrer en scène.

Le vrai retour de l’État, unique moyen de sauver « l’outil productif » et, surtout, de sauver des vies 

Pour comprendre comment, il est utile de revenir à ce graphique qui a déjà fait le tour du monde des réseaux sociaux : sans mesures de protection, le « pic » des cas d’infections graves (en rouge) dépasse la ligne horizontale des capacités d’accueil du système hospitalier ; avec des mesures de protection, le « lissage » de la courbe (bleue) permet de la maintenir en dessous de la ligne de flottaison.

Courbes de la pandémie du Covid-19.

Deux types d’intervention publique peuvent s’esquisser à l’aide de ce graphique et, à travers elles, deux conceptions de l’État. Ce qui les distingue, c’est leur rapport à la droite horizontale. Cette dernière ne tombe pas du ciel : elle est le résultat des politiques de santé publique menées au cours des décennies qui ont précédé. En France, nous disposons de 0,73 lit de réanimation pour 10.000 personnes. En Italie, 0,58. Outre-Rhin, 1,25. Si, aujourd’hui, des Occidentaux meurent du coronavirus, c’est parce que trois décennies d’austérité budgétaire (sans fondement scientifique) ont réduit à presque rien la capacité de charge de notre système hospitalier public. En particulier, en France, la loi « Hôpital, patients, santé et territoire » (HPST) de Roselyne Bachelot promulguée en 2009, aggravée par la réduction d’un milliard d’euros des dépenses publiques pour l’hôpital en 2018.

  1. S’il est capturé par les intérêts privés de quelques-uns, l’État tend à considérer la droite horizontale comme une donnée « naturelle », intangible. Il n’a pas « d’argent magique » pour financer un dépistage systématique, ses hôpitaux, accroître leur capacité d’accueil, sauver des vies. Il ne lui reste qu’à tenter d’agir sur la seule courbe rouge en pratiquant, ou non, diverses variantes de confinement.
  2. Un État qui se préoccupe de ses citoyens est celui qui, non seulement tente de lisser la courbe des infections en confinant ses citoyens (s’il a commis l’erreur de ne pas mettre en œuvre la stratégie sud-coréenne d’entrée de jeu) mais qui agit sur la droite horizontale, investit dans son hôpital public, achète des machines d’assistance respiratoire et dégage les fonds publics pour aménager en urgence des services de soins intensifs « de campagne ». Cela prendrait trop de temps ? Aujourd’hui, le nord de l’Italie réquisitionne des hôtels pour les transformer en hôpitaux. Entre le CHU high-tech dont la construction exige dix ans et une chambre d’hôtel, il existe un moyen terme. L’Angleterre et les États-Unis, à juste titre, transforment au pas de course une partie de leur industrie pour produire des ventilateurs. Nous avons aussi, en France, une industrie automobile qui peut être réquisitionnée, non pour produire des moteurs thermiques qui tuent, mais pour produire des ventilateurs qui sauvent des vies.

Là se situe, en partie, le vrai retour de l’État aujourd’hui. Unique moyen de sauver « l’outil productif » et, surtout, de sauver des vies. Mais l’État doit aussi organiser la sortie du confinement.

C’est l’ensemble du système de production économique de nos pays qui s’effondrerait

Puisque la droite horizontale est ridiculement basse, nous risquons de provoquer l’effondrement de notre système hospitalier, comme cela semble se dérouler en ce moment même en Italie, à Bergame, Brescia et, dans une moindre mesure, à Milan. Il faut donc que l’État accélère et favorise la diffusion des anti ou rétroviraux, de manière à permettre très vite, partout, de soulager nos systèmes hospitaliers au bord de la rupture. Et que les citoyens de tous nos pays fassent enfin preuve de responsabilité : à l’heure où j’écris me parviennent des photos de certaines rues de Paris encombrées de passants qui se promènent ou font leur jogging sans masque ni gants. Attitude irresponsable. Il n’est que de regarder ce qui se passe aujourd’hui en Lombardie pour le comprendre : à Bergame, on ferme un cercueil toutes les demi-heures en moyenne. Il n’y a plus de cérémonie d’enterrement, les parents du défunt étant eux-mêmes malades ou en quarantaine… Devant la détresse, le maire vient de décider la mise à l’arrêt total de toute l’économie de sa ville, entreprises incluses.

Pour que le confinement soit rigoureux (accompagné des gestes d’hygiène élémentaires), il faut que, dès à présent, chacun en comprenne le sens et l’utilité. Le confinement permet de ralentir efficacement la diffusion du virus et, redisons-le, en l’absence de stratégie de dépistage initiée dès le début de l’épidémie, il reste la moins mauvaise stratégie à court terme. Pourtant, si l’on s’en tient là, il ne sert à rien : si nous sortons de nos enfermements dans, disons, un mois, le virus sera toujours là et provoquera les mêmes morts que ceux qu’il aurait causés aujourd’hui en l’absence de confinement.

Faut-il repousser sine die le jour de la sortie ? Attendre, via la réclusion, que la population s’immunise elle-même exigerait de tabler sur plusieurs mois de confinement.

Pour le comprendre, il suffit de revenir au paramètre essentiel d’une pandémie : R0, le nombre de personnes à qui un humain infecté peut transmettre la maladie. Tant que R0 est supérieur à 1 — c’est-à-dire, tant que je peux transmettre le virus à plus d’une personne —, le nombre de personnes infectées croît exponentiellement. Si nous sortons du confinement sans autre forme de procès avant que R0 ne soit descendu en dessous de 1, nous aurons les centaines de milliers de morts que, depuis le début, la pandémie menace de provoquer. Or, pour que l’immunisation collective fasse redescendre R0 sous la barre de l’unité il faut qu’environ 50 % de la population soit immunisée, ce qui, compte tenu du temps moyen d’incubation (cinq jours), prendrait probablement plus de cinq mois de confinement (à supposer que nous soyons un million à être contaminés aujourd’hui, deux mois et demi si nous ne sommes que 500.000, mais qui le sait puisque nous n’avons pas dépisté ?).

Impossible à la fois en termes économiques, sociaux et psychologiques. C’est l’ensemble du système de production économique de nos pays qui s’effondrerait (à commencer par nos banques, extrêmement fragiles). Sans compter que, dès à présent, les plus pauvres d’entre nous — les réfugiés, les personnes à la rue, les populations du quart-monde — sont acculés à la mort, non pour cause de virus, mais parce qu’elles ne peuvent pas survivre sans une société qui tourne. Sans compter non plus que nous n’avons aucune assurance que nos circuits d’approvisionnement alimentaire peuvent tenir le choc de la quarantaine très longtemps : veut-on contraindre par les armes les ouvriers et les salariés à revenu modeste à risquer leur vie pour acheminer de la nourriture aux cadres qui restent, aujourd’hui, tranquillement chez eux ou dans leur maison de campagne ?

Il faut donc organiser une sortie « précoce » de confinement, au plus tard dans quelques semaines. Prendre collectivement ce risque n’a de sens qu’à une seule condition : mettre en œuvre, cette fois, la stratégie est-asiatique avec la plus grande rigueur. C’est à cela que doit servir le temps que nous achetons en nous enfermant chez nous :

  • Ramener R0 (qui était probablement autour de 3 au début du confinement) aussi proche que possible de 1 ;
  • Favoriser la reconversion de l’industrie pour produire en masse les ventilateurs dont les services d’urgence ont besoin, maintenant, pour sauver des vies ;
  • Permettre aux laboratoires occidentaux de produire, maintenant, le matériel de dépistage tout en nous organisant pour le mettre en œuvre dans quelques semaines. ll y a aujourd’hui deux enzymes dont les stocks, très insuffisants, limitent notre capacité à procéder à des dépistages. Ce sont les deux enzymes que différents laboratoires, à présent, s’efforcent de produire jour et nuit.
  • Produire les masques indispensables pour freiner la diffusion du virus (qui sera toujours là) quand nous sortirons de chez nous.
Les tests devront se poursuivre durant tout l’été pour être certains d’avoir éradiqué le virus quand l’automne reviendra 

Si nous mettons fin à notre enfermement collectif alors que nos moyens de dépistage ne sont pas prêts ou que nous manquons de masques, nous courrons de nouveau à la tragédie. Impossible, malheureusement, de mesurer R0 aujourd’hui. Il faut donc, surtout, attendre que nous soyons organisés pour le dépistage et organiser le plus rapidement possible la sortie ordonnée de la quarantaine.

Que se passera-t-il, alors ? Celles et ceux qui seront « libérés » devront être soumis à un dépistage systématique et porter le masque pendant plusieurs semaines. Sans cela, la sortie sera pire que le début de la pandémie. Ceux qui seront encore positifs seront remis en quarantaine, ainsi que leur entourage. Les autres pourront aller travailler ou se reposer ailleurs. Les tests devront se poursuivre durant tout l’été pour être certains d’avoir éradiqué le virus quand l’automne reviendra.

Les deux seules urgences sanitaires, aujourd’hui, sont donc de :

  • Se doter des moyens de diminuer le nombre de morts dans nos services d’urgence et, pour cela, reconvertir immédiatement une partie de notre industrie, exactement comme l’industrie nord-américaine fut reconvertie par Franklin Delano Roosevelt aux États-Unis en industrie de guerre en quelques jours ;
  • Se doter des moyens de dépistage et des masques pour la sortie ordonnée du confinement le plus rapidement possible.

Le confinement ne nous permet que d’acheter du temps au prix d’une casse humaine, sociale, économique et financière phénoménale, mais si ce temps n’est pas utilisé pour les deux priorités susdites, il est juste perdu et le pire nous attendra au bout du tunnel.

Il faut dépister, dépister… et fabriquer des masques.

Gaël Giraud

(In Reporterre)

Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), professeur à l’École nationale des ponts Paris Tech’, et jésuite. Il travaille actuellement en Italie.

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