
Dans « Au péril de l’humain », Jacques Testart et Agnès Rousseaux passent en revue le « catalogue » des recherches transhumanistes destinées à « améliorer » l’homme. Il apparaît bien difficile de combattre la fascination pour ses promesses.
Cela ressemble à un catalogue de La Redoute. Tout est disponible. Besoin d’un cœur ? Une société française en propose un garanti cinq ans (soit 230 millions de battements) à la fiabilité « comparable à celle d’un avion pour son premier vol », selon son inventeur. Envie de courir le marathon malgré l’amputation d’une jambe ? Dotée d’une « jambe bionique » fabriquée par le MIT Media Lab, une États-Unienne s’y est essayée avec succès. Votre rein, votre poumon, votre pancréas donnent des signes d’usure ? L’article n’est pas encore en rayon, mais, d’ici peu, vous pourrez leur donner un coup de jeune grâce à des outils miniaturisés collés à la peau. Et si vous êtes patient, vous pourrez recevoir un rein, une vessie créés in vitro à partir de cellules souches humaines et animales. L’impression en trois dimensions (3D) est une autre piste d’avenir : des chercheurs promettent d’ici une dizaine d’années de la peau ou de la cornée en 3D. Étape suivante garantie, mais à échéance incertaine : l’impression 3D d’un foie ou d’un poumon.
Le transhumanisme, c’est-à-dire la quête de tout ce qui peut « améliorer » l’homme, l’« augmenter » en quelque sorte en faisant appel à la science, touche à tout et ne s’interdit rien. Dans le recensement passionnant des innovations disponibles ou à l’étude dans des laboratoires, les auteurs — le biologiste Jacques Testart, le père du premier bébé-éprouvette français, et la journaliste Agnès Rousseaux — éclairent tout ce qui se prépare. Y compris dans le monde de la défense. Des entreprises, observent-ils, proposent d’ores et déjà aux militaires d’enfiler « en 40 secondes » des combinaisons « intelligentes », les exosquelettes, leur permettant entre autres choses de porter sans effort des charges très lourdes : des brancards aussi bien que des missiles.
D’autres firmes travaillent sur des projets empruntés à la science-fiction : des implants dans le cerveau humain, par exemple, à même de piloter des avions de chasse ou des drones par la seule pensée. Ou des puces, toujours logées dans le cerveau, permettant de transmettre des instructions ou des données aux militaires en opération.
L’objectif ultime des transhumanistes, leur Graal, est bien sûr de vaincre la mort biologique. Les laboratoires explorent toutes les pistes. Certains tentent de comprendre les moyens d’action de gènes identifiés chez certains animaux et réputés doubler leur durée de vie. D’autres privilégient non pas les gènes, mais les cellules et les moyens de les rajeunir (sinon de ralentir leur dégradation), un phénomène encore mal connu. Une troisième voie s’appuie sur l’étude statistique et les algorithmes en croisant des millions d’arbres généalogiques et le plus grand nombre possible d’échantillons génétiques pour identifier les facteurs héréditaires. En définitive, sera proposé au candidat « antivieillissement » un traitement personnalisé accordé à son génome.
Aux impatients, à ceux qui veulent « tuer la mort » sans attendre, il reste une voie sur laquelle surfent une poignée d’entreprises : la cryogénisation, autrement dit la conservation de son corps dans de l’azote liquide (- 179 °C), le temps — 10 ans ? 100 ans ? — que la médecine « puisse réparer ce qui l’a tué et régénérer son corps, afin qu’il renaisse jeune et en bonne santé », écrit le patron d’une des trois firmes qui se partagent le marché cité par les auteurs.
Le catalogue infini des pistes explorées par les transhumanistes refermé, quelle conclusion en tirer ? Faut-il considérer leurs prosélytes comme des charlatans qui exploitent la crédulité humaine (compter 200.000 dollars pour la cryogénisation d’un corps ; 80.000 dollars pour le seul cerveau) ? Si Jacques Testart et Agnès Rousseaux épinglent quelques bonimenteurs aux délires loufoques, aux promesses absurdes, ils se gardent bien de sous-estimer l’importance du courant qui les porte. Car dans les rangs transhumanistes figurent les grands noms de la Silicon Valley, aux poches profondes. Google, IBM, Microsoft… financent l’Université de la singularité (Singularity university), le think tank transhumaniste dont les ramifications s’étendent depuis peu de ce côté-ci de l’Atlantique.
Faut-il à l’inverse banaliser les thèses transhumanistes et voir dans ce courant une manifestation de foi dans le progrès de l’humanité ? Au nom de quoi s’opposer à la fabrication et à l’implantation d’organes artificiels ou de puces RFID dans le corps humain ? Pourquoi se priver de l’apport des nanotechnologies, de la biologie, des sciences cognitives ?
C’est peu dire que les auteurs du livre ne campent pas sur cette ligne, eux qui n’hésitent pas à dresser un parallèle entre les scientifiques pétris de transhumanisme et les terroristes islamistes (p.171). Loin d’être fascinés par les promesses de l’homme « augmenté », « amélioré » et le rêve d’un « transhumanisme soft et positif », ils parlent de mirages et de catastrophes potentielles dont seuls tireront profit quelques privilégiés. « Pourquoi risquer un suicide par négligence active ? » s’interrogent-ils. S’appuyant sur Jacques Ellul et Ivan Illich, ils rappellent que l’histoire de l’humanité a conduit à instaurer « un ordre naturel des choses » dans lequel il possible de s’épanouir. « Cet ordre ne résulte pas d’un dessein, ils n’est pas immuable, mais l’harmonie entre nous et “le dehors” n’est possible que si les changements de l’un et de l’autre arrivent de façon synergique, ce qui nécessite lenteur et adaptation. C’est en quoi il faut craindre les interventions brutales et arbitraires tant sur la nature que sur l’homme », mettent en garde Jacques Testart et Agnès Rousseaux. Et d’appeler à la mobilisation des « structures mondiales », en premier lieu des Nations unies, à préserver ce qui constitue le « bien commun » de l’humanité, à mettre en avant l’intelligence collective et le souci des autres. La recette, malheureusement, est un peu courte pour conjurer un péril qu’ils ont fort bien dénoncé dans leur ouvrage.
In Reporterre